1986, Virgin
Être un artiste respecté par une frange d'inconditionnels et les professionnels est une chose ; conquérir le grand public international en est une autre. La tenace et méthodique ascension de Peter Gabriel depuis son départ de Genesis finit par le propulser au faîte de la renommée avec ce cinquième album solo qui, pour la première fois, s'orne d'un titre laconique, certes, mais quand même plus distinctif que le rien du tout des quatre précédents. Ce succès n'est que justice mais le fan de toujours ne manquera pas de relever que Peter Gabriel a mis un peu d'eau dans le vin de ses exigences artistiques pour pouvoir décrocher la timbale commerciale : les chansons sont toujours teintées d'influences musicales dites « du monde » (en particulier les rythmes et chanteurs africains), mais leur tonalité d'ensemble les rend plus universelles que ses productions habituelles – même si des Biko, Games Without Frontiers ou Shock The Monkey avaient déjà déclenché l'enthousiasme du grand public. En fait, cet album se fait plus sage et consensuel, tout en captant parfaitement l'air du temps des années 1980. Il en va ainsi du rythme, des cuivres et des chœurs soul très dansants de Sledgehammer (1), ou encore du funky Big Time avec sa basse métallique frappée du pouce (slap bass) et ses traits de guitare stridente, sans oublier la ballade triste Don't Give Up, chantée en duo avec une autre artiste pop ayant alors le vent en poupe, Kate Bush. Il faut aussi ajouter que le public français a pu se rengorger tel son coq national en constatant que le batteur Manu Katché, qui jouait notamment avec Michel Jonasz, faisait partie de la troupe. Enfin, la promotion audiovisuelle a parfaitement collé aux engouements de l'époque : il était difficile de ne pas être insensible à la vidéo de Sledgehammer, réalisée par Nick Park, quand on se délectait de ses films d'animation en pâte à modeler, tel Wallace et Gromit. Il n'empêche que Peter Gabriel a aussi glissé dans cet album quelques titres plus audacieux, à commencer par l'époustouflant Red Rain, dont il explique sur son site qu'il fait partie de ces « moments magiques » que peut atteindre un groupe en parfaite communion. Les deux derniers morceaux, le sombre We Do What We Were Told et l'entêtant This Is The Picture, renouent quant à eux avec les atmosphères angoissantes ou tribales qui distinguaient jusque-là Peter Gabriel du reste de la production pop-rock internationale. Et puis, il y a Mercy Street, qui a ma préférence avec Red Rain : bâti sur un motif répétitif de percussions aiguës (triangle) et plus graves (congas), il déploie une mélodie à deux voix aussi belle qu'émouvante, ponctuée ici et là d'une étonnante flûte liquide – je ne vois guère comment décrire autrement ce son si particulier.
15 juin 2023
(1) Un titre qui a manifestement fortement inspiré le compositeur Éric Serra pour le morceau Let Them Try, dans la bande originale du film Le Grand Bleu de Luc Besson (1988).
Festival de Woodstock à Faugerties (New York, États-Unis), 8 août 1994.
Vidéo éditée par Alt Rock on MV.
1986, Virgin.